Le Temps n’existe pas

Voir les fleurs pousser 

Ça n’arrive jamais d’avoir le temps de voir les fleurs pousser. D’observer les bourgeons aux branches se gonfler et devenir fleurs, ou feuilles. D’entendre les oiseaux dans Paris. Comme si le temps ralentissait. Ou plutôt, parce que l’excitation ambiante s’est atténuée, les choses tranquilles se laissent à voir et à entendre.

Il y a quelques semaines, qui semblent une éternité, nous étions tous en train de courir à nos milliers d’activités journalières. Aujourd’hui, nous tournons en rond, et pourtant les journées se remplissent. Parfois d’ennui, mais pas que. Je pense à mes parents retraités au sujet de qui je me demande à quoi ils occupent leurs journées, et qui vous répondent qu’ils ne voient pas le temps passer. Mais quelle est donc la nature de ce temps élastique, quelle est sa texture qui lui donne parfois de l’épaisseur, parfois de la transparence ? Le temps serait-il caméléon ? Et si le temps n’existait pas ?

Temps mesuré et temps vécu

Ici, il faut que je remercie Marc Halevy, ce puit de connaissances à l’eau si claire, pour la limpidité des concepts dont je vais m’inspirer ici. Le temps n’est pas qu’une addition de secondes, pas plus qu’il ne peut être réduit à deux aiguilles qui se courent après. Une montre indique l’heure et une date, elle n’est pas le temps. Autrement dit, le temps n’est pas que mesure, le temps est vécu.

La manière dont on en parle dit beaucoup de notre vécu du temps. On ne voit pas le temps passer, et aux temps contraires, il faut tuer le temps tellement il est lent. Proust écrivait à la recherche du temps perdu … car il faut trouver le temps de faire telle ou telle chose soi-disant importante pour nous – mais nous ne les faisons pas -, de réaliser tel ou tel souhait. Et certaines âmes, volontaires et charitables, prennent le temps de le donner aux autres. Aujourd’hui, le temps nous est donné. Pas à tous, car le télétravail a invité le temps qui presse à la maison, et les nombreuses applications de productivité à distance promettent de vous faire gagner du temps, ou au moins d’arrêter d’en perdre.

Chacun perçoit le temps par son vécu : plus ou moins lentement selon l’ennui ou la passion disait Bergson ; selon l’activité ou l’oisiveté (c’est moi qui prolonge) ; selon le devoir ou la liberté ; selon la perte ou les retrouvailles ; selon le don ou l’avarice. C’est peu dire que le temps est relatif : il varie tant d’un individu à l’autre, d’une situation à l’autre, qu’on peut se demander si cette notion tiroir ne cache pas sous le fourre-tout de son vécu un vide existentiel …

Alors, en pleine crise de confinement, quel est votre vécu ?

Alors, en pleine crise de confinement, quel est votre vécu ? Comment êtes-vous entrés dans ce moment inédit, avec quelles forces, avec quelles peurs ? Le temps n’est pas une flèche, le temps est durée. Il ne s’écoule pas, il s’accumule. Le temps, c’est de la mémoire.

Le présent est le cambium de l’arbre, la couche vivante à la surface du tronc et des branches, sous la couche protectrice de l’écorce et sur le bois qui s’est accumulé en grandissant. Le bois est le passé du cambium, ils sont une seule et même chose. Le présent a son passé « sous lui », continuellement « présent dans le présent ». Nous vivons ce temps présent différemment selon notre histoire, notre mémoire, selon le bois dont nous sommes faits. Ce n’est ni bien ni mal, c’est. Le présent prend alors une tout autre ampleur, une tout autre épaisseur : il engendre à chaque instant ce que nous devenons, à partir de ce que nous sommes. Ce que vous faites de votre présent donne de la substance au temps, et à la Vie. Plus vous le vivez, plus il est intensément réel. Plus il paraît lent, plus en fait il est plein.

Le temps n’existe pas 

C’est là précisément que les choses tranquilles se laissent à voir et à entendre. C’est là l’opportunité que cette crise nous offre à choisir. Car comme Zénon d’Elée le disait, le temps n’existe pas puisque seul le présent est, et qu’il est éternellement. Quelques semaines peuvent sembler une éternité. Une année peut sembler un jour. Mais dans une seconde se trouve tout l’Univers passé, présent et à venir.  Pour ceux qui auront pu y goûter, ce temps sans remous s’éteindra à la sortie du confinement sans vigilance de notre part. Comment ne pas se faire reprendre par le rythme d’avant ? Y aura-t-il pour vous un temps d’avant et un temps d’après ?

Une collègue me disait que grâce à la crise, elle avait trouvé le temps de reprendre la méditation. Cela m’a fait réfléchir : pourquoi n’avait-elle pas été capable de méditer « en temps normal », et qu’il avait fallu un « temps de crise » pour qu’elle s’y remette ? Y aurait-il un temps subi et un temps contraint, un temps volontariste et un temps du laisser faire ? Je ne sais pas.

Un baromètre du Temps 

Il faudrait inventer une sorte de baromètre du Temps qui nous avertirait lorsque varierait la pression atmosphérique des heures. Ainsi, nous prendrions conscience des moments que nous vivons en apnée, qui passent sans qu’on s’en aperçoive ; ou des plongées dans le passé dont on revient passablement engourdi ; ou de cette course folle dans l’avenir – pas le Grand qui se pense, non, celui de l’après-midi ou du lendemain, celui de la to-do list et des e-mails à purger. Tous ces moments où nous sommes hors du temps. Car, en reformulant Zénon d’Élée, il n’y a pas d’autre temps que celui du présent.

Alors tentez cet exercice tout simple qui, une fois décrit, clôturera cet article, et je vous laisserai en paix.

Êtes-vous assis, debout, ou couché ? Vous sentez-vous tendu ou relaxé, vif ou amorphe, sombre ou lumineux ? Sentez-vous votre poitrine monter et descendre ? Percevez-vous l’air qui entre et qui sort de vos poumons ? Entendez-vous votre coeur battre ? Votre ventre vous parle-t-il ? Vos pensées vous assaillissent-elles ou ne sont-elles que quelques bulles sur un océan de calme ? Respirez. Plus lentement, plus profondément. Allez vers le centre (un peu en dessous de votre nombril), et vous percevrez plus clairement les bruits autour, la lumière, l’agitation du monde. Toutes ces sensations qui font que vous êtes vivant, et que le temps n’existe pas.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.